Impact des traitements de maintien de l’abstinence (buprenorphine et naltrexone) sur la fonction sexuelle après sevrage de la toxicomanie aux opiacés: un enjeu clinique important

Analyse par Sandrine Atallah, Beyrouth, Liban

De l’article de Ramdurg S, Ambekar A, Lal R. Sexual Dysfunction among Male Patients Receiving Buprenorphine and Naltrexone Maintenance Therapy for Opioid Dependence, J Sex Med. 2012; 9: 3198–3204

Les usagers d’opiacés représentent 16,5 millions de personnes dans le monde. En France comme en Inde, ou fut menée l’étude décrite ci-dessous, l’héroïne est l’opiacé le plus utilisé par les toxicomanes.

Or, dépendance aux opiacés et dysfonctions sexuelles vont de pair. Non seulement les patients héroïnomanes de sexe masculin souffrent-ils de dysfonctions sexuelles (DS) directement liées à leur dépendance, mais les traitements de substitution opiacée administrés à ces patients altèrent aussi la fonction sexuelle.

Le traitement de substitution opiacée (TSO) est la modalité de traitement la plus répandue et la mieux documentée de la dépendance aux opiacés. Au long cours, il inclut les traitements de substitution par différentes substances opiacées agonistes {buprénorphine, lévo-alpha-acétyl-méthadol (L.A.A.M.), méthadone}. Récemment la naltrexone (ReVia®, un antagoniste des systèmes opioïdes (les opiacés endogènes), a été mise à la disposition des addictologues et constitue un autre type de traitement de maintien de l’abstinence (TMA). Ce médicament aurait moins d’effets indésirables sexuels, et certaines études ont même rapporté qu’il pouvait améliorer la fonction érectile.

Les patients de sexe masculin, dépendants aux opiacés et sous traitement de maintien de l’abstinence (TMA), se plaignent souvent de difficultés sexuelles, particulièrement en cas de TSO. La prise en compte de l’aspect sexuel lors de la mise en place du traitement de substitution est incontournable en clinique. Les effets iatrogènes et délétères du traitement sur la fonction sexuelle pourraient en conséquence entraîner une diminution de l’observance du traitement et augmenteraient le taux de rechute.

Cependant, peu d’études scientifiques se sont intéressées à l’impact de la dysfonction sexuelle sur l’observance du traitement chez les patients recevant un TSO ou un autre type de TMA.

L’on retrouve dans la littérature quelques travaux qui s’attardent sur les rapports entre sexualité et dépendance aux opiaces.

A titre d’exemple, une étude menée par Pacheco et coll1 observe que les dysfonctions sexuelles secondaires liées à l’usage de l’héroïne avaient motivé l’arrêt de consommation de la drogue chez 42,6% des hommes.Les dysfonctions sexuelles étaient les suivantes : une baisse du désir chez 75% des hommes héroïnomanes, des difficultés érectiles chez 71% des sujets, une dysfonction orgasmique (orgasme retardé ou incapacité à atteindre l’orgasme) chez 60% des sujets, une réduction de la satisfaction sexuelle globale, chez 72% des sujets.

Par ailleurs, d’autres auteurs décrivent, lors du sevrage, une forte poussée de la libido accompagnée d’une recrudescence considérable des activités sexuelles et d’une éjaculation rapide parfois décrite comme fulgurante. Problème éjaculatoire extrêmement gênant qui pourrait précipiter une rechute.

Enfin, les dysfonctions sexuelles secondaires au TSO ont été surtout étudiées dans le cadre de traitement de maintenance à la méthadone. Les plaintes les plus souvent répertoriées sont une baisse du désir, des dysfonctions érectiles et des dysfonctions orgasmiques (orgasme retardé ou incapacité à atteindre l’orgasme). Les estimations de prévalence varient toutefois significativement d’une étude à l’autre et ne détaillent pas spécifiquement les types de dysfonctions sexuelles. L’impact de la naltrexone sur la sexualité des sujets héroïnomanes a été encore moins étudiée.

Le but de l’étude référencée ci-dessus était d’investiguer davantage les dysfonctions sexuelles chez les patients de sexe masculin sous traitement de maintien de l’abstinence par buprénorphine et naltrexone au long cours.

Un échantillon de 60 patients de sexe masculin, âgés de 18 à 45 ans, et ne présentant donc pas de dysfonction sexuelle lièe à l’âge, sous TSO depuis au moins 4 semaines, et sexuellement actifs, participa à l’étude. Parmi ces 60 patients, 30 recevaient un traitement de maintenance à la buprénorphine, et 30 étaient sous traitement de maintenance à la naltrexone. Ils complétèrent un questionnaire semi-structuré ainsi que le BMFSI (Brief Male Sexual Functioning Inventory : Inventaire Bref de la Fonction Sexuelle Masculine).

Furent mesurées ainsi la prévalence de l’éjaculation prématurée, des dysfonctions érectiles, du désir hypoactif, des troubles orgasmiques (orgasme retardé ou incapacité à atteindre l’orgasme, sensation de fatigue lors de l’éjaculation) et la satisfaction sexuelle globale.

83% des sujets sous buprénorphine et 90% des sujets sous naltrexone ont indiqué avoir souffert à un moment ou un autre d’au moins une dysfonction sexuelle. Parmi les plus souvent retrouvées: éjaculation prématurée chez respectivement 83 et 87%, dysfonction érectile chez 43 et 67%, et diminution du désir sexuel chez 33 et 47%. Il est intéressant de noter que ces pourcentages ont varié de façon notable au cours des trois périodes qu’ils ont vécues en ce qui concerne leur toxicomanie (voir le tableau):

  • en ce qui concerne l’éjaculation prématurée, la prévalence de cette dysfonction était très faible au cours de la phase d’intoxication et augmentait considérablement lors de la phase de sevrage, ce qui est classique, mais restait aussi élevée pendant la phase d’abstinence, quel que soit le traitement de maintien.

  • en ce qui concerne la dysfonction érectile, la prévalence diminuait lors du sevrage, et l’amélioration semblait se maintenir pendant la phase de traitement de maintien de l’abstinence, quel qu’il soit.
  • en ce qui concerne le manque d’intérêt sexuel, la prévalence semblait tendre à diminuer lors du sevrage, pour tendre à réaugmenter au cours du traitement de maintenance de l’abstinence.

Sous réserve du nombre limité de patients dans chaque sous-groupe (30), du fait que les critères diagnostiques de chacune des dysfonctions sexuelles n’ont pas été précisés dans l’article, et du caractère retrospectif de l’évaluation de la fonction sexuelle au cours de la phase de toxicomanie et pendant le période de sevrage, ces évolutions suggèrent:

  • une fréquence importante de DS chez les sujets souffrant de toxicomanie aux opiacés, peut-être déjà élevée avant la toxicomanie,
  • la probabilité d’une augmentation supplémentaire sous opiacés de la prévalence de la dysfonction érectile et du manque d’intérêt sexuel, et au contraire une diminution très importante de la prévalence de l’éjaculation prématurée qui peut effectivement être améliorée par les opiacés. Tout ceci est classique.
  • pendant la phase de sevrage une forte augmentation de la prévalence de l’éjaculation prématurée, et une tendance à la diminution de la prévalence de la dysfonction érectile. Ceci est également classique pour l’éjaculation prématurée, mais en regardant les chiffres, on peut se demander si cette soi-disant induction d’une éjaculation prématurée par le sevrage opiacé n’est pas qu’apparente, correspondant en fait au retour à l’état d’avant la toxicomanie, après une phase d’amélioration liée à l’usage des opiacés Ce qui suggère que nombre d’éjaculateurs prématurés utilisent peut-être en partie les opiacés pour corriger leur symptôme sexuel.
  • une aggravation du manque d’intérêt sexuel au cours de la phase dite de substitution, tandis que la prévalence de l’éjaculation prématurée reste plus élevée qu’au cours de la phase de toxicomanie, mais pas forcément plus qu’elle ne l’était avant l’usage des opiacés.
  • une absence de différence nette entre les deux traitements de maintien en ce qui concerne leur impact sexuel, hormis peut-être un impact négatif moindre de la naltrexone sur l’intérêt sexuel

Les auteurs n’ont noté aucune différence significative entre les deux groupes quant aux scores du BMSFI. Comme on pouvait s’y attendre la prévalence des DS était moindre lorsqu’on utilisait les critère diagnostiques stricts de ce questionnaire.

En conclusion, la dépendance aux opiacés et son traitement sont tous deux associés à une altération de la fonction sexuelle.

Sur le plan clinique, l’évaluation de la fonction sexuelle des patients dépendants aux opiacés avant la prise en charge et tout au long du traitement par substitution est nécessaire afin d’améliorer la qualité de vie des sujets et de diminuer le taux de non observance du traitement voire même de récidive. Il est important d’informer les patients de la possibilité de tels effets secondaires du TMA, mais de leur réversibilité et donc de la nécessité d’en parler au thérapeuthe s’il en survient, et de ne pas interrompre le traitement pour autant sans avoir discuté des autres possibilités de les corriger. Egalement de leur faire remarquer que bien souvent leurs troubles sexuels existaient dés avant le sevrage et ne résultaient donc pas obligatoirement du traitement de substitution.

L’article référencé ci-dessus n’explore pas l’étiologie des dysfonctions sexuelles retrouvées chez les sujets étudiés. Une perturbation directe de l’axe hormonal gonadotrope, entrainant une baisse des taux de testostérone, est l’explication la plus communément admise. Cependant les systèmes opioïdes jouent également eux même un rôle dans le contrôle de la fonction sexuelle, et particulièrement de l’éjaculation. De plus d’autres facteurs (prédisposants, déclenchants, et/ou d’entretien) doivent être systématiquement évalués et traités. La prise en charge des patients dépendants aux opiacés ne devrait pas se limiter au traitement de substitution. Une prise en charge globale et intégrative est de mise. Elle comprend l’élimination des facteurs favorisants des troubles sexuels, le traitement des troubles psychiques concomitants (dépression, anxiété …), la supplémentation hormonale en cas d’hypogonadisme iatrogène, l’usage d’ IPDE 5 en cas de dysfonctions érectiles….


De toute évidence, des études supplémentaires précisant la fréquence des dysfonctions sexuelles, leur physiopathologie et les recours thérapeutiques sont encore nécessaires.

Référence

  1. Pacheco Pablo et al., “A study of the sexuality of opiate addicts”, Journal of Sex and Marital Therapy, 2002, 28, 5, 427-437.